Résumé de l’éditeur
Qui parle quand celle qui n’est pas née pour le faire le fait quand même, à son corps défendant ? Dans ces poèmes, une jeune femme se guérit de la maladie héritée de sa famille, une maladie de silence et d’inertie. Elle raconte sa métamorphose : l’entraînement minutieux à la honte insensée que lui cause le son de sa voix, la violence qu’elle fait subir à son corps et le combat contre la loi en elle qui veut la réduire à néant.
À l’école, quand on nous demandait ce que nos parents faisaient dans la vie, je n’avais rien à répondre, car mes parents ne faisaient rien. Ce n’était pas leur faute. Je ne comprenais pas pourquoi ils avaient fait un enfant. Ils m’ont eue, mais nous avons failli être deux. Souvent je me dis qu’ensemble il aurait été plus facile de vivre avec eux, d’obéir à ceux qui ne désiraient rien créer. À la place, je suis deux. Je ne peux ni te libérer, ni t’avaler pour de bon. J’ai dû apprendre. J’ai grandi avec toi, je suis partie avec toi, vers une lumière que moi seule arrive à voir. Ce n’est pas juste, mais c’était la seule solution.
Fiche technique
Titre : Je suis l’ennemie
Autrice : Karianne Trudeau Beaunoyer
Édition – Collection : Le Quartanier – Série QR
Genre : Poésie
Nombre de page : 120
Date de parution : Juin 2020
Âge : À partir de 16 ans
Prix : 14.00€
Remarque : J’ai lu ce roman dans le cadre d’une rencontre VLEEL de Serial Lecteur Nyctalope.
Mon avis
Pour fêter le Printemps des Poètes, Serial Lecteur Nyctalope a organisé une rencontre où étaient invités trois poètes. Parmis eux se trouvaient Karianne Trudeau Beaunoyer qui venait nous présenter son recueil Je suis l’ennemie.
Et comme je suis une fille très organisée, je me suis inscrite à cette rencontre la veille pour le lendemain. N’ayant pas le temps d’aller voir chez mon libraire s’il avait l’une des trois œuvres à disposition, j’ai cherché à les obtenir en version numérique. Il s’est trouvé que seul Je suis l’ennemie avait été édité en ebook…
Tu l’auras compris, je me suis lancé dans ce livre totalement par hasard, à 19h30 un mardi soir pour être capable d’en parler 24 heures plus tard.
Il n’empêche que j’étais tout de même décidée à prendre le temps de l’apprécier pleinement.
Alors, est-ce que ma deuxième expérience avec la poésie fut autant réussie que la première ? Je te dis ça tout de suite !
En général
Il m’a très vite sauté aux yeux que Je suis l’ennemie serait éminemment différent de La Tête hors de l’eau de Lili Reinhart. Et je ne me trompais pas.
Karianne Trudeau Beaunoyer nous décrit son enfance -surtout- mais aussi son évolution -un peu-. Depuis sa sœur jumelle morte in-vitro, en passant par son enfermement dans le silence, ses difficultés d’expression, son sentiment d’être toujours en décalage avec tout le monde et de malaise avec ses parents et sa famille.
Tout cela fait de Je suis l’ennemie quelque chose de très noir et brutal. J’ai vraiment ressenti l’enfermement dont traite l’autrice. Ces mots ne sont donc pas à mettre entre toutes les mains, du fait qu’ils soient crus et violents. Et pourtant j’ai aussi ressenti une certaine pudeur entre les lignes, comme s’il y avait un peu de timidité et de gêne derrière ce rideau de souffrances exprimées. Un peu comme si Karianne Trudeau Beaunoyer nous offrait un travail qu’elle avait fait sur elle-même, mais qu’elle n’était pas sûre de vouloir partager.
Je ne m’attendais pas non plus à ce que ces poèmes soient en prose. C’est-à-dire qu’ils forment des phrases, sans jamais aller à la ligne à l’intérieur d’un poème, de sorte que chaque poème forme un paragraphe. Je savais que ce type de poésie existait, mais je n’en avais pas vu depuis longtemps (mon année de première il me semble). Ce n’était pas vraiment dérangeant, juste déstabilisant. Mais en y réfléchissant, cette forme qui supprime les nombreux et traditionnels blancs des poèmes en vers, participe aussi à illustrer les thèmes lourds et l’expression retrouvée dont parle l’autrice. La forme sert donc le propos.
En ce qui concerne mon ressenti de lecture, j’avoue que je suis loin d’avoir passé la soirée la plus joyeuse de ma vie (en même temps ce n’était certainement pas le but). J’en suis ressortie légèrement déprimée et abattue, bien que ce soit passé rapidement. Pour autant, je n’ai pas l’impression que Je suis l’ennemie ait autant résonné, ne s’est pas autant imprimé en moi que La Tête hors de l’eau. Ce n’est en rien la faute de l’autrice, je pense que c’est simplement dû au fait que je ne sois pas familière aux sujets du second comme je l’étais à ceux du premier recueil. C’était beau, il n’y a aucun doute là-dessus, mais il m’a juste manqué la petite étincelle supplémentaire qui aurait apporté à cette oeuvre un peu plus de longévité dans mon esprit.
En bref
En bref, Je suis l’ennemie de Karianne Trudeau Beaunoyer est un recueil de poèmes plein de brutalité et de violence, mais aussi tout en pudeur et révérence. Il sait se démarquer par des thèmes très personnels, graves et sérieux, en parvenant à apporter un intérêt dans sa forme en prose. Une jolie lecture qui, si elle ne m’a pas autant marquée que j’aurais pu l’espérer, reste de qualité, originale et porteuse de messages forts.
Ma note
Les 5 poèmes
Avant de commencer un nouveau livre qui m’intéresse j’aime aller checker quelques citations pour voir si le style d’écriture me plait. Voici donc cinq poèmes. Libre à toi de les lire ou pas, suivant si tu aimes bien savoir dans quoi tu t’engages ou si tu veux garder le total plaisir de la surprise.
Je soulève aujourd’hui la pellicule adhésive qui protégeait ces figures censées me représenter. Je vide page après page des albums qui se peuplent de grands cernes jaunes de forme humaine. Leur coeur est blanc. J’étale les images, je mêle les sorts, sur le sol je cache les visages les uns derrière les autres. Te souviens-tu de nos poupées de papier, de leurs vêtements fragiles qui tombaient tout le temps ? Je les réunis par paires et elles jouent, elles s’échangent des coups d’oeil complices et elles rient. M’as-tu vue ? J’ai des cheveux, maintenant, beaucoup de cheveux, ils sont épais. Je les coupe court. J’ai des dents. Tellement de dents qu’il a fallu m’en arracher pour éviter qu’elles poussent toutes croche. Des cheveux et des dents pour deux.
KARIANNE TRUDEAU BEAUNOYER, JE SUIS L’ENNEMIE
Tout a eu lieu avant l’oubli et même l’oubli. Chaque instant qui passe m’éloigne davantage de ce que j’aurais voulu dire de la poussière quand je ne connaissais qu’elle, sa chaleur enveloppante et opaque. Les personnages des photos, je les suis devenue tour à tour en attendant celui qui les recèlerait tous. Enfin un costume aux coutures invisibles, une peau de rhinocéros. Pour qu’il y ait eu un mort, faut-il qu’il y ait eu un crime ? Et s’il y a eu un crime, est-ce que je suis coupable ?
KARIANNE TRUDEAU BEAUNOYER, JE SUIS L’ENNEMIE
Quand j’aurai cent ans, maman sera morte encore, et mes chats et mes amies aussi. Ce sera comme d’habitude, on fera une fête, sur la banderole on aura écrit BRAVO, LES MORTES. Il y aura des pâtisseries et des jeux, et tout le monde sera très content d’être là, et les chats paresseront dans les manteaux sur le lit, et les mortes rattraperont le temps perdu. « Ça faisait longtemps que je t’avais pas vue ! » Et ça rira, ça rira tant qu’à la fin, quand elles seront parties et les chats aussi, il me faudra balayer les mâchoires sur le plancher. Puis j’irais border maman.
KARIANNE TRUDEAU BEAUNOYER, JE SUIS L’ENNEMIE
Parmi les choses qui doivent finir : la chicane, qui n’est pas drôle, qui fait des trous dans les murs. La journée, il faudrait qu’elle finisse, ce serait ça de gagné. L’hiver aussi, si vous voulez mon avis, l’année, le siècle, ce cauchemar où le temps s’étire et se répète.
KARIANNE TRUDEAU BEAUNOYER, JE SUIS L’ENNEMIE
À cinq pieds neuf, quatre-vingt-dix-livres, je sens mes côtes sortir de leur cage. Avec un couteau dentelé, je décide de les extraire. Je choisis la plus courtes, la côte flottante, et j’enfonce la pointe dans les yeux de ceux qui n’avaient pas encore remarqué ma lente disparition.
KARIANNE TRUDEAU BEAUNOYER, JE SUIS L’ENNEMIE
Le mot de la fin
Je sens que mon rythme de lecture est en train de reprendre vie, avec en plus de la qualité au rendez-vous. Ce que ça fait du bien après toutes ces semaines en demi-teinte !!
Et toi, qu’est-ce que tu lis en ce moment ?
À bientôt (très, très bientôt) pour un nouvel article !
Amandine Stuart
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